INTERNATIONALES (RELATIONS)

INTERNATIONALES (RELATIONS)
INTERNATIONALES (RELATIONS)

L’expression «relations internationales» présente un double inconvénient. Le premier est de désigner à la fois un ensemble de phénomènes et la discipline qui s’efforce de les appréhender; cette anomalie traduit le malaise des spécialistes qui, au moins en France, ont préféré pendant des générations se cantonner dans des approches sectorielles (histoire diplomatique, économie internationale, droit international public, géopolitique, stratégie, etc.) plutôt que d’aborder de front, comme beaucoup de leurs collègues étrangers, la réalité internationale dans son ensemble. Même si ce stade est aujourd’hui dépassé, puisque les relations internationales sont reconnues comme une discipline autonome par les programmes universitaires, la matière souffre encore de sa naissance difficile, et l’impérialisme que manifestent toujours à son endroit les disciplines mieux établies ne facilite pas la recherche d’une synthèse.

Le second inconvénient tient à l’ambiguïté du vocabulaire et, tout spécialement, à celui du qualificatif «international». Le terme est relativement récent puisqu’il semble bien avoir été inventé par Bentham à la fin du XVIIIe siècle. Sa fortune allait être immense puisqu’on l’applique aujourd’hui encore à toute une série d’activités, d’institutions ou de forces: le droit international, le commerce international, les organisations internationales, les internationales politiques ou syndicales, etc. Malheureusement, le concept de nation apparaît extrêmement flou: tantôt il coïncide avec la seule expression juridique susceptible de l’incarner, c’est-à-dire avec l’État ; tantôt il préexiste à la formation d’un État (exemple de la nation allemande ou italienne avant la réalisation de l’unité); tantôt il recouvre et englobe une série d’entités étatiques qui revendiquent plus ou moins explicitement le même héritage et la même vocation (exemple de la «nation arabe»); tantôt il désigne deux ou plusieurs entités qui sont placées, au moins momentanément, sous le contrôle d’une autorité étatique unique (exemple de l’Autriche-Hongrie avant 1914 ou du Pakistan avant la sécession du Bangladesh). Bien que plus précis que des concepts voisins comme «peuple» ou «race», le concept de nation, malgré l’usage universel qui en est fait, ne peut servir à qualifier les relations qu’il entend désigner. Le concept d’État, ensemble territorial dont la population est placée sous l’autorité d’un gouvernement unique, correspond certainement mieux à la réalité, au moins à l’aspect moderne des relations «internationales». Mais l’expression de «relations interétatiques» présente à son tour l’inconvénient de suggérer que les rapports internationaux se réduisent aux relations entretenues par les gouvernements des États – ce qui appauvrit considérablement la substance des échanges internationaux. Pour sortir de la difficulté, c’est-à-dire pour tenir compte de l’existence de l’État sans réserver à ce dernier la qualité exclusive d’acteur international, la solution consiste, semble-t-il, à définir les relations internationales comme les flux de toute nature et de toutes origines qui traversent les frontières – la frontière matérialisant l’existence de collectivités politiques indépendantes sans lesquelles les échanges en question perdraient leur caractère international.

Même si l’on retient ce critère simple de la localisation, les relations internationales apparaissent comme des phénomènes d’une extrême complexité, soumis à de nombreux changements au cours de l’histoire, et provoquant, de la part des spécialistes, de nombreuses tentatives d’explication.

1. L’évolution historique

Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des sociétés – y compris les mœurs récentes des sociétés primitives soumises à l’observation des ethnologues –, la pratique sociale fait apparaître certaines manifestations spécifiques qu’on qualifie de relations internationales, comme la distinction de la paix et de la guerre, la conclusion de traités ou l’échange de missions itinérantes. Ce type de rapports suppose l’existence préalable de collectivités distinctes et qui se reconnaissent mutuellement le droit à l’existence. Telle est, aujourd’hui comme hier, la caractéristique fondamentale de toute relation internationale. Mais la permanence de cette structure à travers les âges n’interdit pas de prendre en considération les changements survenus dans le cadre comme dans le contenu et dans la nature des relations internationales.

Pendant des siècles, les relations internationales n’ont été, sauf quelques rares exceptions, que des relations de voisinage qui s’inscrivaient dans le cadre d’une région plus ou moins vaste. Les ensembles régionaux, dont le bassin méditerranéen peut fournir un exemple, passaient d’une domination à l’autre au cours du temps et étendaient plus ou moins loin leur puissance, mais ne communiquaient pratiquement pas entre eux. Tout au plus s’efforçaient-ils de tenir à distance un adversaire réputé dangereux; le plus souvent, ils ignoraient même l’existence des autres sociétés. Les grandes invasions barbares, les conquêtes musulmanes et, plus tard, les croisades provoquèrent de vastes brassages de populations et contribuèrent à briser le compartimentage existant dans une partie du monde. Mais il fallut attendre l’ère des grandes découvertes et de l’expansion européenne pour assister à l’universalisation des rapports internationaux. Encore celle-ci fut-elle faussée, pendant trois siècles, par la domination européenne. La Turquie n’est admise dans le «concert européen» qu’au congrès de Paris, en 1856. Le premier congrès de la paix (conférence de La Haye en 1899) associe les États-Unis et le Japon aux puissances européennes. Mais la Société des Nations, fondée en 1919, n’atteindra jamais, malgré son titre ambitieux, l’universalité, et la conférence de San Francisco, qui devait adopter en 1945 la Charte des Nations unies, ne réunira pas plus de cinquante États. L’O.N.U. en compte en 1992 près de cent quatre-vingt. L’universalité des relations internationales pratiquement achevée aujourd’hui est donc un phénomène récent, à l’échelle de l’histoire humaine, mais c’est un phénomène irréversible dont nous commençons seulement à entrevoir les caractéristiques et les conséquences.

Le contenu de ces relations a également beaucoup changé dans le temps. Par la force des choses, les rapports internationaux sont longtemps restés épisodiques (les ambassades permanentes ne datent que du XVIe siècle) et limités à des manifestations guerrières ou protocolaires dans lesquelles les autorités officielles ou leurs agents avaient la plus grande part. Le guerrier et le diplomate étaient, aux côtés du Prince, les figures symboliques et quasi exclusives de ce type de relations. Par la suite, les particuliers sont entrés en lice pour défendre leurs intérêts, leurs convictions ou leurs idées. Les États, forts de leur souveraineté, vont s’intéresser au commerce, aux échanges culturels et techniques, à la diffusion des idéologies. Intensification et diversification des relations vont de pair, au point de rendre de plus en plus factice la distinction traditionnelle entre politique intérieure et politique extérieure. Dans la société contemporaine, les relations internationales ne sont plus une activité séparée, «étrangère», qu’on puisse isoler pour la traiter à part des autres, mais bien un aspect fondamental du «commerce» entre les hommes et entre les sociétés. En témoigne d’ailleurs le fait que, dans tous les régimes, la conduite de la politique extérieure est confiée désormais au personnage placé au sommet de la hiérarchie politique; quant au ministre des Affaires étrangères son rôle est de plus en plus réduit à des tâches d’exécutant.

Ces transformations expliquent le changement qui s’est produit aussi dans la nature des relations internationales. Celles-ci ont été longtemps dominées par la préoccupation exclusive de la sécurité: sécurité des frontières, mais aussi des alliances, des approvisionnements et des débouchés pour les pays entrés dans l’économie de marché. Ces préoccupations n’ont pas disparu de nos jours, mais elles sont associées maintenant à la quête d’autres objectifs qu’on peut qualifier de sociétaires parce qu’ils ne peuvent pas être atteints sans un effort collectif de coopération ou de solidarité. De la force de cet impératif témoignent la naissance et la prolifération des institutions permanentes qui s’efforcent, dans tous les domaines et à tous les niveaux de l’activité internationale, de coordonner les initiatives prises par les États. Plus de deux cents organisations intergouvernementales servent aujourd’hui de cadre quotidien à ces échanges d’un type nouveau qui doublent et renforcent le réseau des relations diplomatiques bilatérales. Il faut se garder d’interpréter ces transformations instrumentales comme constituant la preuve d’une solidarité accrue entre les collectivités étatiques; les délibérations au sein des organisations internationales sont marquées par de durs affrontements et ne parviennent pas toujours, tant s’en faut, à régler les litiges en cours ni même à appréhender les conflits les plus graves qui restent soumis à la dure loi des rapports de force. Il n’empêche que l’institutionnalisation des relations internationales offre dès maintenant aux États un recours sans équivalent dans le passé et préfigure peut-être l’organisation sur de nouvelles bases de la société internationale.

2. La recherche d’une explication

Si l’on en juge par l’ampleur de ces transformations, les relations internationales sont caractérisées par leur extrême complexité puisqu’elles concernent non seulement tous les secteurs mais tous les niveaux de l’activité sociale. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elles aient donné naissance à des doctrines systématiques ou à des interprétations déterministes tendant à privilégier tel ou tel des acteurs ou des facteurs susceptibles d’influencer leur cours.

Quels acteurs?

Pour les adeptes de l’école classique, qui s’est imposée en Europe depuis Hobbes jusqu’à Raymond Aron, le fait majeur demeure le découpage de l’espace en collectivités indépendantes et souveraines, habilitées en cas de besoin à se faire justice à elles-mêmes. Cette vision des choses conduit à réserver à l’État le rôle de l’acteur essentiel et à considérer comme secondaires les manifestations de l’activité internationale qui ne sont pas directement contrôlées par les gouvernements ; elle met aussi l’accent sur la persistance des rapports de force et sur la menace, permanente, que constitue le recours à la guerre. Le réalisme qui préside à cette lecture des phénomènes internationaux peut sans doute trouver beaucoup d’arguments dans la pratique contemporaine. Il conduit cependant à négliger le rôle de plus en plus important joué sur la scène internationale par des acteurs non étatiques, comme les firmes multinationales, les organisations internationales, ou les internationales confessionnelles. Il rend compte, d’une manière satisfaisante, des phénomènes de tension et des accès de violence qui traversent fort souvent le cours des relations internationales; mais il sous-estime l’intérêt des phénomènes de solidarité aussi bien que l’irruption des passions collectives qui introduisent dans le cours des affaires des éléments qui échappent à toute rationalité. Enfin, on peut se demander si la thèse de la spécificité radicale des relations internationales reflète bien la complexité des phénomènes internationaux contemporains et si elle tire les enseignements nécessaires des progrès accomplis par les sciences sociales dans la connaissance des structures et des modes de fonctionnement de toutes les organisations complexes.

C’est précisément contre la spécificité attribuée aux relations internationales que s’est édifiée aux États-Unis, dans les années cinquante, une école de pensée qui puise son inspiration dans la théorie organiciste. Loin de prendre l’État pour cible principale de son investigation, cette école s’applique tout d’abord à souligner la diversité des acteurs, étatiques mais aussi bien infra-étatiques que superétatiques, qui interviennent à un titre ou à un autre dans le jeu des relations internationales. Plus encore que les combinaisons diplomatiques et militaires, ces auteurs s’efforcent d’analyser l’ensemble des interactions entre la pluralité des différents acteurs qu’ils ont identifiés. Pour cela, certains recourent de préférence à l’analyse quantitative des comportements et traitent ainsi, grâce au concours de l’ordinateur, les innombrables données qui leur sont fournies par l’observation statistique: la réalité internationale est ainsi décomposée en segments à partir desquels on s’efforce d’élaborer ou de perfectionner des modèles explicatifs ou prévisionnels. C’est surtout dans l’étude du mécanisme décisionnel que la combinaison de la démarche inductive et de la quantification a démontré son intérêt.

D’autres auteurs se montrent plus réticents à l’égard de cette méthode, parce qu’ils contestent, et non sans raison, la validité d’un traitement quantitatif qui s’appuie sur une base statistique souvent bien fragile: les données sont généralement fournies par les États eux-mêmes qui peuvent ignorer la réalité mais aussi bien avoir intérêt à la camoufler; ils estiment en outre que la démarche inductive conduit à multiplier, dans le plus grand désordre, des observations d’un intérêt très inégal, à partir desquelles les réalités élémentaires se trouvent morcelées et défigurées. C’est pourquoi ils ont recours à l’analyse systématique qui se propose de saisir le fonctionnement des ensembles et d’étudier la vie et le développement de ceux-ci dans leurs rapports avec l’environnement. Cette approche, inspirée elle aussi par l’enseignement de la biologie et de la physiologie, n’est nullement réservée à l’étude des relations internationales, mais elle s’y montre particulièrement féconde aussi longtemps qu’on peut isoler un «système» (par exemple, un État ou une organisation internationale) par rapport à son environnement; elle se heurte pourtant à des difficultés apparemment insurmontables quand il s’agit de traiter du système international dans son ensemble puisque ce dernier se confond alors avec la planète et que celle-ci ne connaît pas d’autre environnement que le système solaire dont elle est un des éléments. Le débat sort du domaine de la physique sociale pour entrer dans celui de la physique céleste sur laquelle la collectivité des hommes n’a aucune action.

Quels facteurs?

L’échec relatif des interprétations philosophico-politique et organiciste laisse libre cours aux thèses déterministes. Celles-ci ne manquent pas, en effet, pour fournir l’explication qui se veut unique et exclusive.

La première, qui vient spontanément à l’esprit de quiconque a la curiosité de se pencher sur un planisphère, est la dépendance dans laquelle la politique des États se trouve par rapport à l’espace qu’ils occupent. Telle est la thèse développée par les partisans de la géopolitique, comme l’Allemand Ratzel ou le Britannique MacKinder. Effectivement, les États, tels qu’ils existent aujourd’hui, sont diversement dotés par la nature: certains sont immenses, d’autres minuscules; certains disposent de larges ouvertures maritimes, d’autres sont enclavés au milieu des continents; certains sont hérissés de massifs montagneux, d’autres sont établis sur de vastes plaines facilement accessibles aux envahisseurs; certains contrôlent des voies de communication d’une importance vitale, alors que d’autres en sont dépourvus; certains encore sont riches par leur sol ou leur sous-sol, tandis que d’autres dépendent pour leur subsistance ou leur énergie d’approvisionnements extérieurs. Taille, configuration et situation demeurent encore, grâce aux hasards combinés de la géologie, de la topographie et de l’histoire, des éléments de discrimination qui fondent la puissance ou la faiblesse des États. Ces données contribuent aussi, sans doute, à tracer les principaux axes de la rivalité qui oppose les États entre eux pour le contrôle de l’espace et de la richesse.

D’autres auteurs sont moins sensibles au rôle de l’espace qu’à la menace du nombre. Dans les déséquilibres démographiques qui se sont établis au cours des âges entre les collectivités politiques ils découvrent la ligne de plus grande pente par où déferlent inéluctablement les invasions. Mais, dans la croissance de la population mondiale, ils trouvent aussi une confirmation des propos alarmistes que Malthus avait exprimés, à la surprise générale, dès la fin du XVIIIe siècle. De là à expliquer les guerres par le besoin où se trouvent certains pays d’assurer la subsistance ou la prospérité à leur excédent de population, sinon par le réflexe d’une société qui procède périodiquement à une «saignée» collective pour lutter contre la surpopulation globale, il n’y a qu’un pas vite franchi par les partisans du déterminisme démographique.

Mais c’est sans doute la prise en considération du facteur économique qui a donné lieu à la plus vaste et la plus cohérente des explications déterministes. Dans cette voie, les économistes libéraux, on l’oublie trop souvent, avaient précédé et ont largement inspiré Marx. Pour eux, les frontières tracées par les États n’étaient que des obstacles au développement du libre-échange. Ils n’attendaient pas le salut de quelque combinaison politique, mais de l’harmonie universelle qui ne manquerait pas de régner entre tous les pays comme entre tous les groupes sociaux quand tous les produits du monde pourraient circuler librement selon la loi de l’offre et de la demande. Marx partageait cette vision de la dynamique historique, et il croyait aussi que l’avenir du monde se jouait sur le terrain de l’économie. Mais là où ses prédécesseurs ne voyaient que l’expression de la liberté de produire et de négocier, il découvrait la contrainte et l’exploitation des travailleurs par les détenteurs du capital. Dans l’expansion de ce dernier à travers le monde, il voyait surtout un moyen d’échapper provisoirement à ses propres contradictions jusqu’au jour où le système capitaliste, incapable de trouver de nouveaux secteurs où prélever la plus-value indispensable à son fonctionnement, la boucle étant refermée, en viendrait à s’autodétruire. C’est pour précipiter cette échéance que Marx invite les prolétaires à unir leurs efforts, mais sans jamais renoncer à la thèse selon laquelle le germe de la révolution mondiale se trouve dans les contradictions accumulées sur sa propre trajectoire par l’expansion inéluctable du capitalisme. Bien qu’il n’ait jamais élaboré une véritable «théorie» des relations internationales, Marx a légué à ses héritiers une vision de la société et du monde où la dimension internationale est consubstantielle à la dynamique de l’histoire. Cette interprétation, revue et corrigée par Lénine pour les besoins de sa cause, a quelque peu souffert des avatars de la «révolution dans un seul pays» puis des discordes au sein du camp socialiste. Mais elle n’en est pas moins restée pendant plus de quarante ans la doctrine officielle des pays qui se réclamaient du marxisme-léninisme tout en inspirant les auteurs qui retrouvaient, sous la distinction du «centre» et de la «périphérie» de l’économie mondiale, une lecture des tensions internationales qui paraît directement transposée du dogme de la lutte des classes. En dépit de l’échec de son projet, le marxisme demeure, pour certains, un instrument critique pertinent d’explication des phénomènes internationaux.

Plus discrète parce que plus progressive et plus diffuse, l’influence du facteur technique ne doit cependant pas être sous-estimée. Ce qu’il est convenu d’appeler «accélération de l’histoire» paraît imputable, pour l’essentiel, à la maîtrise acquise par l’homme sur ses conditions de vie, de travail et de communication. Ce sont les progrès de la médecine et la diffusion de l’hygiène qui sont à l’origine de la croissance démographique; ce sont les progrès du machinisme et de la chimie qui ont permis la multiplication des biens de consommation et qui ont même allégé, grâce à la découverte des produits de substitution ou de synthèse, la dépendance dans laquelle les producteurs se trouvaient à l’égard de certaines matières premières, bouleversant ainsi les équilibres traditionnels au point que la frontière entre le développement et le sous-développement passe désormais par la maîtrise de la technologie. Ce sont les progrès fantastiques accomplis dans le domaine des communications qui ont, en réduisant l’obstacle ancestral de la distance, transformé la diplomatie (pratiquée directement par les responsables plutôt que par les diplomates professionnels), révolutionné la stratégie (en bouleversant l’artillerie par la découverte de la fission de l’atome et en plaçant toutes les cibles adverses à la portée presque immédiate des détenteurs de missiles), favorisé les brassages de populations et les échanges d’idées à travers les frontières, brisé les particularismes nationaux en facilitant la diffusion des informations et en renforçant la domination culturelle des pays les mieux équipés en matériel de télécommunication. Sans tomber dans les excès de ceux qui, comme Marshall McLuhan, croient pouvoir annoncer la naissance d’un «village planétaire», l’avènement et le perfectionnement de la technique paraissent bien avoir été, depuis un siècle et demi, agent de transformation du monde plus puissant et plus efficace que tous les mouvements sociaux et les innovations politiques.

Enfin, il convient d’attribuer la place qui lui revient au facteur culturel, si l’on entend par là les croyances, les mythes et les idéologies qui ont libre cours dans les relations internationales. S’il est vrai, comme le dit le préambule de la Charte de l’U.N.E.S.C.O., que «les guerres prennent naissance dans l’esprit des hommes», on ne peut réduire la compétition internationale à un conflit d’intérêts (serait-ce à un conflit entre les intérêts de classes antagonistes). Au demeurant, que vaut l’évocation d’un intérêt qui serait, par un jeu arbitraire de l’esprit, détaché de la représentation que s’en font à un moment donné, dans des circonstances données, ceux qui sont chargés de le défendre? À plus forte raison, quand on passe de la catégorie des dirigeants à celle des formations politiques ou à celle de l’opinion publique, faut-il tenir compte des préjugés, des stéréotypes et des passions qui habitent les peuples. La pente naturelle est en faveur du nationalisme, valeur aujourd’hui universellement répandue, tant est fort le besoin de s’identifier à un groupe pourvu d’une personnalité et faisant l’objet d’une reconnaissance internationale. Mais il arrive que le besoin d’identification s’exerce en faveur d’autres groupes, ethniques, linguistiques, confessionnels, idéologiques, dont la solidarité joue parfois contre l’homogénéité des États qui les enferment ou entre lesquels ils sont dispersés. Dans ce cas, ce sont des cultures qui s’affrontent à différents niveaux. Mais l’idéologie peut aussi servir de ciment à des regroupements d’États qui défendent la même conception de l’organisation sociale: les « blocs » constitués après guerre ne furent pas seulement des coalitions militaires ou des syndicats de défense d’intérêts; ils incarnèrent aussi des conceptions du monde différentes sinon antagonistes. La discordance, à peu près inévitable, entre structures politiques et unités culturelles est une source d’instabilité, mais aussi un élément de vitalité pour une société qui ne se réduit pas à la juxtaposition d’États.

3. Les caractéristiques de la société internationale contemporaine

Chacune de ces explications contient évidemment sa part de vérité. Leur diversité témoigne de la complexité des phénomènes internationaux et démontre, s’il en était besoin, que les problèmes qu’ils soulèvent ne sont pas, par leur nature, foncièrement différents de ceux qui se posent dans n’importe quelle société. Mais ces déterminismes s’excluent mutuellement les uns les autres et, par la même, se détruisent en tant qu’explication scientifique. C’est pourquoi il importe moins d’opter en faveur de l’une ou de l’autre de ces interprétations que de rechercher comment celles-ci se combinent, à un moment donné, pour permettre de qualifier tel ou tel stade d’évolution de la société internationale. Car s’il y a, dans l’histoire des relations internationales, des structures permanentes ou au moins fort stables (comme la juxtaposition de collectivités politiques séparées par des frontières), la part respective des différents facteurs qui commandent le volume et l’orientation des échanges varie considérablement d’une époque à l’autre.

Le monde n’a certes pas commencé en 1945, ni en 1914; mais il a probablement plus changé au cours du dernier demi-siècle qu’au long des deux ou trois siècles précédents. La montée de nouvelles puissances (États-Unis, Japon) et la décolonisation n’ont pas seulement marqué la fin de la domination européenne; elles illustrent l’universalité des relations internationales auxquelles participent désormais toutes les populations du globe. Mais ces relations se déroulent aussi dans un espace dont l’homme commence seulement à découvrir les limites: espace clos physiquement par l’occupation et la mise en exploitation de toutes les terres habitables, politiquement par l’extension du modèle étatique à toutes les collectivités, économiquement par l’épuisement inéluctable de certaines ressources vitales du fait de leur exploitation intensive ou de leur destruction par la pollution.

Ces contraintes, dont la combinaison est un fait nouveau, créent une interdépendance réelle entre les collectivités politiques et devraient logiquement conduire à promouvoir la solidarité et la coopération internationales. S’il n’en est rien encore, c’est parce que la société internationale demeure hétérogène et dépourvue d’un pouvoir approprié à l’exercice des fonctions communes.

L’hétérogénéité tient à la diversité des États, diversité imputable à leur taille, à leur richesse, à leur niveau de développement, mais aussi à leurs régimes politiques et à la durée de leur expérience; elle tient aussi à la diversité des croyances, des cultures et des idéologies qui survivent au découpage de l’espace en unités politiques indépendantes, quand ce découpage n’épouse pas lui-même les contours de ces forces antagonistes. Telle est la conséquence inéluctable de l’universalisation des rapports internationaux. De ce point de vue, la situation mondiale reste très éloignée de celle que connurent les rapports entre États sous le régime du concert européen au XIXe siècle. Il ne faut donc pas s’étonner que le droit international, privé du consensus indispensable à son élaboration comme à son application, résiste difficilement aux torsions qui lui sont imposées par des interprétations divergentes. Par là, on s’explique aussi que cette étrange société, dépourvue de règles de droit communément acceptées, soit aussi privée d’autorité adéquate. Quels que soient les services qu’elles rendent, les organisations internationales n’ont pratiquement jamais de pouvoir de décision. L’expérience est d’autant plus décevante que les organisations régionales, normalement appuyées sur une solidarité plus forte, ne se sont pas montrées beaucoup plus efficaces que les organisations universelles: l’Organisation des États américains, l’Organisation de l’unité africaine ou la Ligue arabe n’ont pas été plus heureuses que l’O.N.U. dans la prévention ou dans le règlement des conflits. À défaut des institutions permanentes, l’ordre public international aurait pu être assuré, comme ce fut souvent le cas dans le passé, par un rapport de forces permettant à certains États de maintenir la stabilité des rapports internationaux. Telle fut, en effet, la situation pendant les années de « guerre froide » qui suivirent la Seconde Guerre mondiale: la puissance accumulée par les États-Unis et l’Union soviétique, le monopole de la détention des armes atomiques assuraient à ces deux pays une supériorité écrasante sur leurs alliés comme sur leurs rivaux. L’équilibre était donc maintenu, au moins dans l’hémisphère Nord, par la «connivence» entre ces deux «associés-rivaux», pour reprendre les termes de Raymond Aron. La prolifération nucléaire, la montée de nouvelles puissances, mais aussi la dissociation des éléments de la puissance entre les détenteurs du pouvoir militaire (États-Unis, seuls intervenants majeurs depuis la désagrégation de l’U.R.S.S.), les détenteurs du pouvoir économique (Communauté européenne, Japon) et les détenteurs du pouvoir financier (Fonds monétaire international, marchés financiers de New York, Londres et T 拏ky 拏) ont mis fin à ces règles du jeu. Sous le vocable de «multipolarité», universellement admis aujourd’hui se cache en réalité un aveu d’impuissance: aucun pays, aucune coalition de forces ne peuvent désormais prétendre contrôler la totalité des perturbations qui agitent la société internationale.

Certains de ces conflits ont mis aux prises des collectivités qui défendent leur droit à l’existence (Israël et les Palestiniens) ou à la réunification (Corée, Vietnam). La décolonisation n’y a pas mis un terme, comme on aurait pu l’espérer, puisque les nouveaux États sont aussi jaloux de leur souveraineté mais aussi plus fragiles que ne le sont les vieux pays. À côté de ces conflits dont l’aspect traditionnel facilite la localisation et le contrôle, il existe des tensions provoquées par les inégalités de croissance et de développement. Dans un univers clos, la pression démographique et la course aux matières premières et aux débouchés sont les ressorts d’une agitation permanente qu’entretiennent la propagation des idéologies et la diffusion permanente et instantanée des informations à travers le monde. Les masses, mieux instruites que par le passé et plus vite entraînées par les appâts de la société de consommation, sortent de leur inertie et incitent les gouvernements à défendre plus vigoureusement leur niveau de vie ou leurs chances de développement. Les intérêts privés ne restent pas non plus inactifs et profitent de la libération des échanges pour multiplier et diversifier l’implantation de leurs investissements à l’étranger: les firmes transnationales agissant tantôt pour le compte des gouvernements, tantôt (plus souvent) pour leur propre compte, sont un des facteurs de l’internationalisation de la production et des échanges; elles sèment sur leur passage la croissance ou l’inflation, le chômage ou le plein-emploi, et décident souvent, par leurs initiatives, du sort des populations situées aux antipodes. Les gouvernements pourtant prompts à dénoncer les mainmises de l’étranger n’ont pas de préoccupation plus vive que de les attirer sur leur territoire pour bénéficier de leurs faveurs et détourner celles-ci des pays rivaux.

L’instabilité qui résulte de cette compétition acharnée (dont les niveaux de vie sont l’enjeu, au moins aussi longtemps que les raisons de vivre ne sont pas directement menacées) a été aggravée, à partir de 1973, par la détérioration du système monétaire international. La crise qui frappe de plein fouet l’économie des pays industrialisés, mais qui atteint aussi beaucoup de pays en voie de développement, crée une situation dangereuse; elle pourrait préluder, si tous les partenaires en présence étaient disposés à négocier, à une redistribution des chances et à une réduction progressive des inégalités les plus criantes; mais les vaines promesses et les atermoiements du dialogue Nord-Sud montrent bien que chaque pays s’efforce de tirer son épingle du jeu sans trop se soucier des effets de son propre comportement sur la situation du voisin. Dans un tel climat, la tentation du retour au protectionnisme est grande; plus pernicieuse, surtout pour les jeunes démocraties, est la tendance au durcissement des régimes politiques contraints de recourir à des mesures d’autorité pour faire accepter la rigueur économique; plus périlleuse encore est la tentation de maintenir par les armes le contrôle des sources de matières premières dont dépend la croissance des économies les plus développées.

Quelle que soit l’issue d’une crise, qui relève beaucoup plus d’un changement de structure que d’un aléa de la conjoncture économique mondiale, plusieurs conclusions sont au moins certaines: tensions internes et tensions externes se recoupent constamment dans un univers en voie de rétrécissement; diplomatie, stratégie, économie et culture sont des activités de plus en plus interdépendantes; justice et sécurité sont des valeurs complémentaires qu’on ne peut envisager de faire triompher séparément l’une de l’autre. Le passage du stade des interactions, qui sont actuellement source de chaos et facteur de domination, à celui d’une solidarité effective englobant toutes les composantes de l’humanité est à peine amorcé. C’est pourtant de la réussite de cette transition entre la vieille société et la nouvelle que dépend l’avenir des relations internationales.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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